On tombe amoureux, on ne tombe pas ami. La naissance de l’amour est généralement bien repérable : élan puissant, révélation soudaine, choc amoureux. L’amitié est plus maîtrisée dès le début. En un sens, on ne choisit pas complètement de tomber amoureux de telle ou telle personne. L’amour implique une « démaîtrise » plus radicale à laquelle on choisit de consentir. La relation au corps change : dans l’amitié, l’évidence lumineuse de la présence de l’ami se manifeste presque exclusivement par son visage. L’ami guette les expressions de son ami. La relation est faite de clarté, de simplicité. 

L’amitié est moins valorisée que l’amour dans notre culture, moins chantée, moins présente dans la littérature. Pourtant, l’amitié occupe une place importante dans nos histoires personnelles : des rencontres lumineuses, qui ne sont ni utilitaires, ni amoureuses. “Un véritable ami est le plus grand de tous les biens et celui de tous qu’on songe le moins à acquérir” écrivait La Rochefoucault.

Chez les Grecs de l’antiquité et à l’inverse de notre culture, l’amitié (philia) est considérée comme une vertu, une force d’âme, une excellence, là où l’amour (éros) est plutôt de l’ordre de la passion immaîtrisable, voire dangereuse. La tradition grecque a tendance à accorder à l’amitié une valeur supérieure à l’amour. L’amour-érôs serait plus passif, plus instable voire violent, plus possessif que l’amitié-philia qui est une bienveillance réciproque, durable et volontaire.

Si la tradition grecque a tendance à opposer amitié et amour, on peut aussi chercher des points communs. L’essentiel de l’amitié ne rejoint-il pas l’essentiel de l’amour ? Sans confondre les deux registres, n’y a-t-il une profonde parenté entre amour et amitié ? Il est indéniable qu’il y a une part d’amitié dans l’amour durable entre un homme et une femme. C’est ce qui en fait le prix, la richesse. Inversement, même dans l’amitié, il y a aussi une forme d’attachement qui n’est pas complètement contrôlé, voire conscient. On ne peut donc pas opposer amour et amitié.

Dans l’amitié comme dans l’amour, il y a quelque chose d’indéfinissable où la reconnaissance réciproque est comme donnée mystérieusement. “Parce que c’était lui, parce que c’était moi” (Montaigne). C’est une expérience de rencontre, de présence et de reconnaissance entre deux personnes, qui se traduit par des marques sensibles : joie de se retrouver, plaisir d’être ensemble, facilité à communiquer.

Plus que la ressemblance (l’alter ego, identification à l’autre) ou la dissemblance (différence des sexes dans l’amour, attrait pour l’étrangeté), ce qui produit cette joie c’est l’expérience d’un accord de fond, d’une concorde (accord des cœurs) qui se manifestent par quelques indices : détentes, croisement des regards, entrain, cordialité. L’amitié comme l’amour se tisse au cours d’une histoire commune, où s’échangent des actes et des paroles. L’amitié comme l’amour impliquent de durer.

L’amitié comme l’amour sont tournés vers un bien fondamental. Il s’agit de devenir meilleur, de réaliser ensemble quelque chose qui a de la valeur : construire un couple, fonder une famille dans l’amour, servir une cause, défendre une valeur, réaliser une œuvre commune dans l’amitié.

L’amitié comme l’amour exigent l’ouverture à une réalité plus grande. Faut-il pour autant réduire l’amour à l’amitié ? En glissant parfois subtilement de l’amitié à l’amour, on change pourtant de registre, un pas est franchi..

Dans l’amour, il y a une certaine complexité voire un trouble devant le corps sexué de l’autre. L’autre me remue, produit en moi une émotion, un émoi physique. L’amitié maintient une distance, l’amour veut franchir toute distance.

L’amitié vise le partage, la mise en commun, l’amour vise l’union des corps et des cœurs. Enfin, l’amitié est naturellement plurielle, l’amour tend spontanément vers l’unicité. Une amitié, même forte, s’accommode très bien d’autres amitiés, dont elle peut s’enrichir. L’amour impliquant le corps et l’abandon ultime de celui-ci à l’autre, est beaucoup plus en cohérence avec l’unicité de la relation. Je n’ai qu’un corps à donner, un seul corps à livrer, un seul acte d’abandon ultime.

Mon corps, c’est mon être singulier, unique, irremplaçable qui se manifeste sensiblement, d’où l’exclusivité du lien amoureux car dans l’amour, je donne tout, une fois pour toutes. Le contraire est vécu comme une douloureuse trahison, un mépris de l’autre.